Le tulle et le Poinct de Tulle

Qui ne connait le tulle, cette étoffe aérée indispensable aux tutus des danseuses, aux mariages et à la haute couture ? « Autrefois, le tulle était fait à la main, c’était une dentelle fine et hors de prix » m’avait dit ma mère, en m’en montrant pour la première fois en mercerie. Mais… était-ce vraiment le cas ?

Le tulle, un terme international

Le Lexique des dentellières en 8 langues donne plusieurs entrées en français pour le terme « tulle » :

  • le point de tulle
  • le fond de tulle — aussi appelé « fond clair » et « fond simple »
  • le tulle mécanique
  • la broderie sur tulle

Dans les 7 autres langues, le terme « tulle » est presque toujours repris tel quel :

point de tullefond de tulle
Anglaistulle stitchpoint ground, net ground
AllemandTüllschlagTüllgrund
Catalantulfons de tul
Espagnoltulfondo de tul
Italienpunto di tullefondo tulle
Néerlandaistuleslagtulegrond
Portugaistulefiló, ponto de ló, carreira de ló
tulle mécaniquebroderie sur tulle
Anglaismachine net, warp frame nettulle work, tulle lace
AllemandMaschinentüll, MaschinennetzTüllarbeit, Tüllspitze
Catalantul mecànictul brodat
Espagnoltul mecánicobordado sobre tul, tul bordado
Italientulle meccanicotulle ricamato
Néerlandaismachinale tuletuleborduurwerk
Portugaistule feito com maquinabordado emcima de tule

Cette absence de traduction montre une origine assez récente du terme « tulle », qui s’est répandu largement en peu de temps.

Qu’est-ce que le tulle actuel ?

Le tulle est une étoffe mince et transparente, formée de plus de jours que de fils. L’appellation « tulle » est indépendante de la forme de la maille, qui peut être ronde ou hexagonale, carrée… De loin, le tulle, tissé, ressemble au filet, noué ; il ne s’en distingue que par son absence de nœuds à la jointure entre deux mailles.

Le point de tulle et le fond de tulle sont faits main, le premier en dentelle à l’aiguille et le second en dentelle aux fuseaux. Leur régularité fait leur beauté.

Depuis deux siècles, l’étoffe que nous appelons « tulle » n’est pas faite à la main, il s’agit toujours de tulle mécanique. La broderie sur tulle qui nous est accessible provient de livrets du début du XXe siècle ; c’est une broderie sur tulle mécanique.

Le point de tulle

C’est le plus simple des fonds de dentelle à l’aiguille. Il est aussi nommé point de Bruxelles, point de réseau, etc. et figure parmi les points décrits dans la base RSN.

Le fond de tulle

En dentelle aux fuseaux, c’est le « point ground » bien connu de la dentelle Bucks, qui est obtenu par CTTT· ; l’épingle sert juste au bon positionnement des alvéoles. Les trois torsions transforment les losanges en hexagones (mailles rondes).

Le tulle mécanique

Il existe actuellement une grande diversité de tulles mécaniques, allant des fils synthétiques fondus entre eux, un tulle raide et rèche, au tulle tissé de coton, de soie, de rayonne ou d’autres fils synthétiques. Plusieurs types de machines permettent de tisser plusieurs styles de tulle ; le premier tulle mécanique était en coton.

Le tulle mécanique est bien moins cher que le fond de tulle fait main, tout en étant plus régulier. Peu après son invention en Angleterre en 1808, il a commencé à remplacer les dentelles à fond de tulle, surtout dans sa version brodée.

La broderie sur tulle

Nous ne connaissons pas de sources antérieures au tulle mécanique mentionnant l’existence de broderies sur tulle fait main.

Le tulle mécanique brodé machine

Le tulle mécanique est brodé à la machine dès 1825, au point de chaînette, en suivant des motifs imités des dentelles d’Argentan et d’Alençon, qu’il fera disparaitre en tant qu’industries.

Le tulle mécanique brodé à la main

Il existe un certain nombre de points permettant de broder le tulle à la main, dont le plus usité est le point de reprise.

Selon la grosseur de ses fils et la taille du réseau, le tulle mécanique brodé main peut aisément imiter les dentelles à fond clair beaucoup plus chères et lentes à produire. Il semble qu’en France, la mode du tulle brodé main n’arrive qu’après la chute du Second Empire.

Les dentelles irlandaises

Le tulle mécanique brodé main est à l’origine de deux dentelles mixtes irlandaises :

  • le limerick entièrement brodé sur tulle, avec divers points ajourés, introduit en 1829 ;
  • et le carrickmacross, qui est une broderie sur un tulle doublé d’une toile très fine. On découpe ensuite, à ras de la broderie terminée, la toile seule ou le tulle et la toile. Introduit en 1820, il n’est produit en masse qu’après le début de la Grande Famine, en 1846 — une initiative pour enrichir et aider les femmes des campagnes à survivre.

Et Tulle, dans tout ça ?

Les manufactures de dentelle de Louis XIV

Pour contrer la sortie d’argent du Royaume vers les villes italiennes productrices de dentelles, dont Venise, Gênes et Raguse, Louis XIV en taxe fortement l’importation et crée le 14 août 1665, en parallèle, huit manufactures de « Poinct de France » au Quesnoy, à Arras, Reims, Sedan, Château-Thierry, Loudun, Alençon et Aurillac. Ces villes ne sont pas choisies au hasard : il s’y pratique déjà des activités dentellières, et les manufactures ont pour ambition de former et de convertir les dentellières à des dentelles plus fines, pouvant concurrencer celles d’Italie.

Tulle, chef-lieu de la Corrèze, ne fait pas partie de la vague des manufactures de « Poinct de France » de 1665. À cette époque, « poinct » (prononcé point) désigne la dentelle à l’aiguille.

Toutes les manufactures n’atteignent pas leur but, et s’il y a des réussites exceptionnelles comme à Alençon puis Argentan, la manufacture d’Aurillac périclite pour diverses raisons — dont une certaine résistance des dentellières à quitter leurs méthodes précédentes — et disparait peu après la révocation de l’Edit de Nantes en 1688.

Le « Poinct de Tulle »

Venue d’Aurillac, une de ces pratiques dentellières, la broderie du filet au point de reprise, prend pied à Tulle et s’y enrichit de nouveaux points. Dans cette technique, le filet est d’abord fabriqué à la main puis brodé à l’aiguille ; cela donne un tissu décoratif léger, à mailles carrées nouées.

Selon l’Association pour la diffusion et le renouveau du Poinct de Tulle, le filet brodé de Tulle devient à la mode et se répand en France puis en Europe sous le nom de Poinct de Tulle. Son apogée à la fin du XVIIIe siècle précède de peu sa disparition commerciale, consécutive à l’invention du tulle mécanique.

Le tulle mécanique descend-il du Point de Tulle ?

Des points de vue différents

Selon l’Association pour la diffusion et le renouveau du Poinct de Tulle, le tulle mécanique anglais de 1808 a emprunté son nom au Point de Tulle français pour profiter de son succès international. Or il n’y a qu’en anglais que le tulle mécanique ne porte pas le nom de « tulle », mais de « réseau » (net).

D’autres ont considéré que la différence de façon entre le Point de Tulle, une broderie réalisée sur filet noué, et le tulle mécanique, un tissu non brodé et non noué, est trop grande pour qu’ils aient la même origine. Le tulle mécanique aurait remplacé un tissu fabriqué à Toul, ville lorraine nommée Tullium en 1513 — ce tissu n’est mentionné nulle part ailleurs.

Dans l’Encyclopédie

L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert — parue entre 1751 et 1772 — est rédigée entre l’invention du Point de Tulle et celle du tulle mécanique. Elle mentionne dans sa première édition le tulle comme suit :

Le terme entoilage a un sens un peu différent du nôtre :

Au XVIIIe siècle, le terme dentelle désigne encore, stricto sensu, la dentelle aux fuseaux — la dentelle à l’aiguille, plus estimée, étant nommée point — mais au sens général, on les qualifie toutes deux de « dentelles ».

Dans le Littré

Un siècle après l’Encyclopédie, le Dictionnaire d’Émile Littré — dans sa seconde édition, parue en 1873-1878 — décrit également le tulle (alors fait au métier) :

À cette époque, on ne connait déjà plus l’origine du terme, et Littré cite Jules Verne à l’appui :

Conclusion (provisoire)

La question de l’origine du terme « tulle » reste entière.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le tulle fait main existe bien, mais il s’agit d’une « dentelle » (donc peut-être faite aux fuseaux) de deuxième qualité, portée aux manchettes ou servant à monter des dentelles de première qualité. Le tulle n’est pas signalé comme brodé, ni brodable (voir à broderie), mais la description donnée est trop vague pour exclure que ce tulle soit du Point de Tulle.

Le statut du tulle passe de dentelle à tissu au XIXe siècle, mais il s’agit alors du tulle mécanique, et le lien avec la ville de Tulle ou avec la technique du filet brodé (ou Point de Tulle) est déjà oublié.

Sources

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