Analyse d’une dentelle ancienne

Cette dentelle exceptionnelle nous a été montrée par Sylvie M., conteuse dentellière. Il s’agit d’une bande de dentelle d’environ 4 cm de large, d’une très grande finesse.


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Dentelle aux fuseaux ou à l’aiguille ?

Pour déterminer la technique utilisée pour la création de cette dentelle, on regarde de plus près les fonds, à la recherche de traces d’épingles — qui sont utilisées dans la dentelle aux fuseaux mais pas dans la dentelle à l’aiguille — ou de points spécifiques à l’une des deux sortes de dentelles.

Dans ce gros plan de notre dentelle, on voit, sur les zones les plus tendues, que le fond « léger » est travaillé en lignes horizontales se raccrochant à la ligne précédente par un tortillon vertical double.

Le point de Bruxelles ci-contre est le point de base de la dentelle à l’aiguille ; il présente un tortillon vertical simple au lieu du tortillon double de notre échantillon (source : Madame Goubaud’s Point Lace Book).

Nous pouvons conclure de cet examen rapide que cette dentelle de Sylvie M. est bien une dentelle à l’aiguille.

Similitudes techniques avec des dentelles de référence

En cherchant le nom du fond de notre échantillon, j’ai trouvé assez rapidement plusieurs photos de dentelle ayant des caractéristiques très voisines, et surtout, accompagnés de gros plans permettant une comparaison directe des techniques utilisées.

La première référence provient du site de vente de Marla Mallett. C’est de la dentelle de Bruxelles du XIXe siècle, dite « Point de gaze ».

La deuxième référence vient du site de la dentellière Jean Leader. C’est du Point de gaze de la fin du XIXe siècle.

La troisième référence vient du Textile Research Centre de Leiden, aux Pays-Bas. C’est du Point de gaze.

La quatrième référence vient du site de ventes aux enchères LotSearch. La bande du haut est du Point de gaze muni d’une engrelure pour la fixer à un tissu.

La cinquième référence est une dentelle au Point d’Alençon, munie d’une engrelure ; elle provient du site de l’UNESCO (photo © Gilles Kervella 2009)

Le fond entre les motifs : point de gaze

Le fond quasi transparent des dentelles présentées ici porte plusieurs noms : point de Tulle simple, fond Droschel, etc. Il est également surnommé « point de gaze », car il est aussi léger et transparent que ce tissu. Le terme de « Point de gaze » a fini par désigner toutes les dentelles employant ce fond, indépendamment de leur origine géographique.

  • Remarquez sur la référence 1 comme les rangs horizontaux du point de gaze sont déformés en rectangles quand la tension est trop forte, comme sur notre échantillon.
  • Sur le très gros plan de la référence 2, on voit, dans les parties verticales, la torsion supplémentaire du point de gaze, qui le différencie du point de Bruxelles.
  • Sur le gros plan de la référence 5, les rangs du point d’Alençon ont le même aspect que les rangs du point de gaze, mais sont verticaux.
Le fond des motifs

Le point de fond des motifs met le dessin en valeur grâce à sa densité, qui lui donne un rendu plus opaque (ou « mat ») que le point de gaze.

L’opacité désirée est le plus souvent obtenue en utilisant le point de Bruxelles cordé, appelé aussi point de gaze serrée. La banque de points de la Royal School of Needlework propose un tutoriel de ce point ici.

La délimitation des motifs

En dentelle à l’aiguille, les motifs sont entourés d’abord d’un cordonnet, appelé « brode », puis remplis avec les différents fonds. Dans la dentelle à l’aiguille que nous étudions, les brodes sont nettement plus épaisses que les fonds : la brode en relief est composée de plusieurs brins de cordonnet, maintenus ensemble par l’un ou l’autre de deux points de couchure.

  1. Le premier point (ci-dessus) est un point de feston simple, qui entoure la brode sans la piquer. Il est utilisé quand il y a des fonds différents de part et d’autre de la brode.
  2. Le second point (ci-dessous) entoure la brode en créant une marge, à laquelle les points du fond s’accrochent. Il est utilisé quand les brodes ne servent pas de délimitation entre fonds, mais de motifs, en représentant par exemple une tige de plante.

Comparaison des autres ornements

Les ornements typiques du Point de gaze, présents dans les quatre dentelles de référence, se retrouvent dans notre échantillon.

Les modes, ou petits ornements à jours
  • Lignes du haut : les « perles » (ou œillets festonnés) sont souvent réalisées à part puis intégrées par couture à la dentelle à l’aiguille, dans un motif aéré (1re ligne) ou même sur le fond (2e ligne).
  • Ligne du bas : une suite de roues permet de remplir de façon esthétique un vide étroit dans la dentelle.
Fleur perlée à 8 ou 10 pétales

Un motif récurrent du Point de gaze est la fleur perlée (c’est à dire : munie d’une « perle » comme ci-dessus), ovale ou circulaire, inscrite dans un ovale ou un cercle de la brode, à laquelle elle est attachée par l’intermédiaire d’un rang de fil fin.

Engrelure

Pour protéger le Point de gaze et le Point d’Alençon, très fragiles, on leur adjoint souvent une engrelure, c’est-à-dire une bordure en dentelle plus grossière, que l’on replie vers l’arrière et par laquelle le volant est cousu au vêtement. Cette bande solide et peu chère permet de découdre la dentelle précieuse pour la réutiliser sans dommages. Les engrelures du volant supérieur de la référence 4 et de la référence 5 sont identiques à celle de notre dentelle ; il s’agit d’une bande très simple de dentelle aux fuseaux.

Réaliser un long volant de Point de gaze

Aucune des dentelles présentées ici n’a été faite d’un seul morceau ; chacune a été composée par la mise bout-à-bout de morceaux carrés ou rectangulaires de Point de gaze d’environ 10 cm de côté.

Notre dentelle

La dentelle à l’aiguille ne permet pas de raccorder proprement le milieu de deux fonds de gaze, contrairement à la dentelle au fuseaux, où l’aponçage entre deux morceaux de fond, fait à l’aiguille par les dentellières les plus expérimentées, est quasiment invisible. Par conséquent, en dentelle à l’aiguille, l’aponçage se fait le long de certaines brodes, par un point de couchure très fin, de sorte que l’emplacement de cette couture soit indétectable pour un œil inexpérimenté.

Il est assez facile de repérer une ligne d’aponçage sur l’envers d’un Point de gaze : elle débute là où une brode traverse intégralement le volant, de sa base à son bord extérieur (lignes vertes).

Lignes de raccord de notre dentelle

Quand on dispose d’un volant entier de dentelle à l’aiguille, dont le début ou la fin n’ont pas été ourlés ou modifiés d’une autre manière, ses extrémités montrent aussi clairement la ligne d’aponçage terminale et inutilisée (flèche et ligne rose ci-dessus).

Conclusion

L’échantillon de dentelle présenté par Sylvie M. est une dentelle à l’aiguille munie d’une engrelure en dentelle aux fuseaux. Son aspect et sa technique sont très proches des dentelles dites « Point de gaze », et proches d’une dentelle dite « Point d’Alençon ». Les 5 dentelles de référence datent du XIXe siècle.

Dans l’état actuel de nos connaissances sur le Point d’Alençon, qui se limitent au spécimen 5, on ne peut décider si l’échantillon présenté est du Point d’Alençon ou du Point de gaze, ce dernier pouvant très bien avoir été créé dans les ateliers de dentellières d’Alençon au XIXe siècle, vu sa grande finesse. Qu’en pensez-vous ?

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